Paysage pris dans un filet
La nouvelle pièce de Aki Lumi, « traceryscape » se compose de photographies monochromes de paysages urbains et de scènes quotidiennes, sur lesquelles sont méthodiquement tracées des lignes ultraminces et des figures géométriques.
Certaines photos sont accrochées pivotées à 90°, perturbant ainsi toute perspective stable. Les axes de repères indispensables à notre intelligence du monde s’en trouvent tout bonnement supprimés. Ici, le paysage ne s’étend pas vers le fond mais vers le haut ou vers le bas, comme pour nous faire prendre conscience du fait que la photographie n’est après tout qu’un produit à deux dimensions.
En suivant des yeux les lignes et les figures géométriques qui parcourent librement la surface des paysages, on s’aperçoit qu’on a le regard fixé, comme pris au piège tendu par l’artiste, sur des détails infimes, sortes d’« arrière-scènes » qui ne jouent que les seconds rôles et auxquels on n’aurait pas prêté attention si l’on contemplait une simple photographie ; des antennes si fines qu’on les croirait fondues dans le ciel, des fils de fer d’une forme étrange suspendus à une pancarte ou des signes tracés sur les façades des bâtiments dont le sens nous demeure indéchiffrable s’impriment dans les yeux des spectateurs.
Abandonnant la lecture habituelle des photographies, on se rend compte que le regard s’affaire plutôt à scanner, en opérant des allers-retours à la surface du « papier », qu’à chercher un sens à ces « images ». Pourtant, ce qui nous est montré n’est autre chose que des photos et des figures. Que se passe-t-il à la surface d’une photographie captée par l’appareil optique ? Ce qu’il importe de remarquer ici, c’est que l’artiste ne vient rien modifier ni ajouter au niveau de l’image ; il intervient seulement sur le papier-photo, qui a son existence physique propre, pour y produire des accidents de surface. Ce « traceryscape » peut être considéré comme un ensemble de « photos-évènement », qui ne se produisent toujours qu’une seule fois, construits dans la superposition de deux images : les « paysages réels » et les « traits et figures para-réels », sortes de calques de notre espace de perceptions, parallèles au premier mais situés dans une autre dimension.
Dans cette série, les ailes d’insectes apportent une mesure supplémentaire, d’autres axes de repères. Les ailes microscopiques, collées directement sur le négatif, apparaissent plus grandes au centuple, brouillant encore davantage notre sens de la perspective et de l’échelle des images. Au lieu de photographier les insectes et d’en tirer le négatif, l’artiste les fait apparaître directement, nus, à la surface de la photographie comme la trace d’un accident.
Les lignes, les figures géométriques, les ailes d’insectes, les mailles de lumière, tout cela cohabite sur un paysage aux tons gris et de matière agréable, pour créer un espace de reconnaissance—traceryscape.
L’artiste a souvent recours au mot « système » pour rendre compte de son travail, un mot qui n’est certes pas couramment associé à l’art, mais dont le sens nous apparaît immédiatement si nous songeons au socle qui soutient ces « tableaux » et ces « photos » : des règles minutieuses et les relations qu’elles tissent les unes avec les autres, définies par l’artiste au moment de la réalisation de chaque pièce. Le sens en est très clair dans la pièce « trace », qui regroupe une série de dessins. Ceux-ci n’ont pas été tracés à main levée, mais à l’aide d’une règle et d’un compas. Du coup, contrairement aux tableaux peints pour transposer une vision forgée au préalable dans l’esprit, ces dessins revendiquent une réalisation à la fois accidentelle et automatique, marquée par le hasard et susceptible d’une évolution inattendue ; comme si les lignes et les plans, suivant chacun le « système » automatique qui le définit, engendraient eux-mêmes la multiplication ultérieure des traits, toute orchestrée qu’elle fût par l’imagination de l’artiste. Le « traceryscape » marque une évolution importante dans ce processus. Le paysage que l’on a sous les yeux n’est plus un dessin né du blanc de la page ; jamais plus il ne pourra être effacé, quels que soient les ajouts ultérieurs, car il est devenu à lui-même sa propre feuille blanche, son papier à dessin. Il apparaît désormais évident dans le travail de Aki Lumi que c’est au « système » lui-même, autrement dit à la nature des corrélations, que revient le rôle déterminant dans l’intelligence et la formation de son monde, de notre monde.
Linn K (traduction de Ryoko Sekiguchi)